Le blog de micronouvelles de Laurent Platero

Elle a voulu danser sous le pont

La rivière semblait assoiffée. Elle rêvait d’une crue à laquelle elle ne croyait plus. Ce n’était pas l’été, mais ça en avait tout l’air absent. Quelques flaques échangeaient des filets d’eau pour palier l’absence de mouvement et tenter un acte d’anti-sèche. Malgré tout, le paysage sous ce pont était sublime. Celle qui le contemplait, bien plus encore. « J’ai envie de danser sous le pont », a-t-elle lancé.

J’ai sorti mon marteau et taillé comme un burin les berges en pierre. Un escalier plus tard, elle a attrapé ma main de ses doigts dodus et a dit : « ben dis donc ». Ses petits pieds ont glissé sur les marches comme des tapis volants. Je m’interrogeais sur le risque encouru à descendre ainsi. Avait-on le droit de gravir les rivages ? « J’en n’en sais fichtre rien », l’ai-je entendue répondre.

Il flottait en cet instant un état de grâce assiégé par des embruns galants. J’ai tendu l’orteil pour me faire bellâtre, mais j’ai vite compris que je n’existais plus. Elle n’avait d’yeux que pour l’eau. Elle a laissé tombé sa robe. La perfection de sa délicatesse offerte à la rive, elle a marché en pointillés dans les mares. Elle levait ses bras et ondulait sa silhouette magnifique.

Quelle liberté d’ainsi évaporer le monde ! J’étais le fier transparent qui accompagnait cette beauté désinvolte. Je suivais l’ombre d’une inconditionnelle des désirs satisfaits. Elle avait cette coutume de ne pas obéir aux traditions. Je me faisais fidèle de sa rébellion.

Elle a laissé ses pieds nager comme de petits poissons. Elle a fini par justifier sa mise à nue, s’accroupissant sans frémir dans une cavité plus ample que les autres. Je voulais la rejoindre mais je n’ai pas osé enlever mes habits de pudeur.

Elle s’est relevée, vêtue de quelques gouttes de printemps. J’ai songé à tous les chanceux qui marchaient sur le pont. J’ai sorti un couteau de ma poche et taillé des barreaux sur un arbre invisible. Elle s’est faufilé dans sa robe et a emprunté l’échelle. J’ai gommé l’escalier d’un coup de crayon sur le panorama. Nous laissions derrière nous le souvenir d’une baignade qui gravait mon cerveau. La rivière avait enfin eu son torrent, de beauté et de liberté.