« On va inciser », il fait.
« On va QUOI ? » je gueule.
Ma tête fait un mouvement de recul mais le toubib m’attrape l’épaule. Il plaque mon visage décomposé par la peur contre sa mentonnière en plastoc et sa frontale aseptisée. Je vais lui gerber dessus, ça va peut-être lui faire comprendre la notion de ménagement d’un hypocondriaque.
Le visage crispé, l’ophtalmo fourre son index dans son oreille et masse son cérumen en râlant. Je lui ai pété les tympans. En même temps, il s’apprête à me tailler la rétine. Donnant, donnant. Il se reprend, garde de sa superbe malgré l’agacement certain que je suscite chez lui.
« Ne vous inquiétez pas, je vais vous endormir l’œil. »
Il est pas bien, lui.
« Ça ne fera pas mal. »
Il veut me déchiqueter la cornée et en plus, il va m’enfoncer une aiguille dans le nerf optique. Inciser, ça doit rapporter plus qu’un simple bilan de la vue. Je suis sûr qu’il fait ça pour la tune, ce gros bâtard. C’est pas une petite bulle dans l’œil qui mérite toute cette boucherie !
« Aaaaahhhhh ! » je hurle à nouveau.
Cette fois-ci, j’ai pas du gueuler assez fort, parce qu’il poursuit son argumentaire de vente sans broncher. Il parle d’une sorte de kyste plein d’eau qui est bénin, mais peu esthétique. Vendre une incision en critiquant le physique, mais quel culot !
Je me demande qu’est-ce qui a bien pu me pousser à faire contrôler ce truc dans mon œil. Il était là depuis des années et ça se passait très bien entre nous. Je souffle un bon coup. Un instant d’absence qui profite à l’adversaire. En un geste précis, il me colle une goutte dans l’œil. « Ça va piquer un peu. » Je vais lui crever les pneus de sa voiture. Ma pupille chiale, j’ai l’impression que des éponges en inox me grattent la paroi. Je vais lui faire bouffer sa capsule de sérum par le nez.
À peine le temps de reprendre mes esprits, qu’il me refout une goutte dans l’œil. « J’ai nettoyé, maintenant, j’endors. »
Et mon poing dans sa gueule, ça va lui nettoyer la face ou l’endormir ?
Bon. Je me ressaisis. Je choisis de coller une baigne à mon hypocondrie. Il faut que j’arrive à me détendre. L’ophtalmo essuie mes larmes, fabrique je-ne-sais-quoi avec ses outils de tueur à gages. Je tente de respirer, de me dire qu’il y a des problèmes bien pires dans la vie. Je songe à Fukushima et aux gens allergiques à l’alcool. Heureusement que je fais un effort, parce que l’autre n’en a rien à faire de moi. Il est déjà à des kilomètres, en train de tapoter sur son clavier crasseux.
« Ok. Allez-y », je lance, vaincu.
Il lève la tête de son écran, me fixe sans ciller durant une seconde.
« J’ai fini. »
Dehors, quelques minutes plus tard, je songe à mon billet de cinquante balles disparu de ma poche en une incision, et à mon œil endormi qui doit tourner le dos à l’autre. J’ai une pensée pour le soldat allemand qui mitraille dans La grande vadrouille.
« Alors, il est bien, ce docteur ? », elle me demande.
Le gros bâtard.
« Il est super. »